
Numéro 04 – Numéro spécial
Editorial
Dans la science de la linguistique et des langues, Eléments de Linguistique Générale d’André MARTINET publié en 1960, a été l’un des ouvrages fondateurs de la nouvelle discipline qui était à l’époque, la linguistique générale. L’ouvrage était novateur à la fois sur les plans théorique, méthodologique et pour tout ce qui touche la description des langues. MARTINET avait une double préoccupation : chercher tout d’abord à préciser la définition de ce qu’est la langue, d’une part et d’autre part, à élaborer la linguistique fonctionnelle sur laquelle il a fondé la description des langues. Il a non seulement spécifié la démarche du linguiste pour chaque étape de la description des langues, mais également, il en a élucidé les concepts opératoires et les procédures qui sous-tendent l’analyse. Cette théorie de la description des langues n’était pas centrée sur une langue spécifique certes, mais avait pour base, les langues européennes.
Alors que les missionnaires engagèrent très tôt un intérêt aux langues locales par la traduction de la bible et des catéchismes, les administrateurs coloniaux imposèrent leur langue dans le but de civiliser les indigènes. Les linguistes, les ethnologues, psychologues, sociologues, politiciens, etc. ont pris la place des missionnaires et des colonisateurs appuyés par les dispositions constitutionnelles des Etats Africains.
Au 21ème siècle, ce double processus d’instrumentalisation linguistique perdure d’une certaine manière inconsciente dans la recherche scientifique au sein des universités africaines. Les chercheurs africains font une application systématique des théories élaborées en occident sur nos « objets africains » sans tenir compte de la spécificité de ce terrain.
Il est vrai qu’envisager de questionner une science sous le prisme de l’Afrique présente bien souvent le risque que le sujet scientifique ne survive pas face au poids des préoccupations de terrain, que l’on résume par commodité sous l’expression « questions de développement ». Le terrain « Afrique » est lié à des tensions politiques, culturelles, économiques et sociales dont le linguiste doit tenir compte et qui conduisent nécessairement à « une volonté de changer de visée et d’objectifs avec l’invention de nouveaux protocoles théoriques et l’expérimentation de nouveaux outils méthodologiques[1]». Il s’agit de faire coïncider les enjeux épistémologiques non seulement avec sa réalité, mais aussi avec ses besoins d’aujourd’hui.
Cette réalité sensible a poussé le Professeur Jules MBA-NKOGHE à s’approprier la description des langues africaines à travers le cadre théorique fonctionnaliste d’André MARTINET et de ses collaborateurs, proches ou éloign du LACITO dont les membres ont réaménagé un traitement différent d’une grande partie des problèmes de linguistique générale que MARTINET expose dans ses ouvrages et qui ne pouvaient s’appliquer aux langues africaines.
En ouvrant cette voie, le département des Sciences du Langage de l’UOB entendait actualiser l’articulation dialectique entre les paradigmes, les objets et les opportunités en Sciences du Langage, tracer des perspectives de développement institutionnel et rendre un hommage solennel à Monsieur le Professeur Jules MBA-NKOGHE, premier linguiste gabonais, qui a dû attendre le retour du multipartisme et l’engagement syndical de la communauté universitaire gabonaise pour être aux avants postes dans le processus de création d’un département des Sciences du Langage.
Ce moment de sa mise à la retraite est aussi celui de sa retraite scientifique. C’est une phase d’introspection qui vise à faire, en quelque sorte, le bilan des concepts, méthodes et démarches en vue d’évaluer leur pertinence longtemps après leur introduction en Afrique.
C’est donc un espace qui a permis d’interroger le présent et de mettre en perspective l’avenir, avec les lumières du passé.
Lors de ce rendez-vous scientifique, le Département des Sciences du Langage de l’UOB a invité la communauté universitaire à réfléchir aux problématiques auxquelles l’Afrique en interaction avec le monde globalisé l’assigne. Ainsi, enseignants-chercheurs et chercheurs ont-ils questionné et/ou proposé un environnement théorique (conceptuel et méthodologique) apte à permettre de surmonter, collectivement, le défi de transformer le continent à partir des Sciences du Langage et de ses épistémologies.
Évoquer l’idée « des Sciences du Langage en Afrique : paradigmes, objets et opportunités », c’était s’inscrire résolument dans une dynamique de conceptualisation, d’élaboration de cadrages théoriques et méthodologiques, de propositions de modèles d’analyse qui posent les jalons d’analyses fortement afro-centrées de l’usage des formes d’expression, de la mise en forme de nos expériences individuelles et collectives. C’était également travailler sur des pratiques langagières localisées dans les espaces géographiques africains, en veillant à mettre en évidence des indicateurs de positionnement qui expriment une identité africaine. C’était enfin emprunter le chemin inverse, en envisageant un inversement des rôles sur l’échiquier scientifique, en se dépouillant du statut du réceptacle épistémique.
Les articles contenus dans cet ouvrage-hommage s’y sont essayés. Ils sont répartis en deux parties traversant les Sciences du Langage dans ses spécialités, ses questionnements et ses objets : d’une part, les actes du colloque hommage regroupant une partie des communications et del’autre, les mélanges offerts.
Au sein des actes, la traductologie est posée comme une discipline prégnante en contexte africain. Le plurilinguisme, l’analphabétisme d’une grande partie des populations et d’autres phénomènes causés par la cohabitation des langues amènent à questionner, à l’instar de Liliane Surprise OKOME ENGOUANG, Liza Gladys BOUKANDOU KOMBILA et Nouafal El BAKALI, les mécanismes et outils susceptibles de contribuer à la traduction en contexte didactique ou littéraire.
Dans la même veine et en se situant à un niveau plus global, Mouhamed ABDALLAH LY envisage la linguistique comme une discipline porteuse de savoirs dont Amenan Eliane ESSY pense l’extension avec le numérique.
Adama OUEDRAOGO focalise sa réflexion sur la pertinence des choix des pseudonymes des internautes dans la presse écrite et numérique du Burkina-Faso. Pour cela, il exploite deux quotidiens burkinabè (Le Pays et L’Observateur paalga) et deux sites web d’informations (Lefaso.net et Burkina24.com).
Arsène ELONGO aborde la question des présuppositions métonymiques du français dans le transport urbain à Brazzaville. Il montre que le contexte situationnel du français parlé par le personnel du transport met en lumière des pratiques innovantes.
Paul Achille MAVOUNGOU et Jean-Aimé PAMBOU proposent un projet de dictionnaire descriptif du français gabonais à la lumière des réalités sociolinguistiques.
Abordant la dimension culturelle des interactions verbales, Pamphile MEBIAME–AKONO analyse les rituels communicatifs attestés dans les échanges verbaux du fang-ntumu.
Syntyche ASSA ASSA inscrit sa proposition dans le prolongement de la réflexion polyphonique en questionnant l’hybridation culturelle et créations lexicales dans Le gone du Chaâba d’Azouz BEGAG.
Wouarène Merlot MBANDA réfléchit sur la mise en place d’une politique linguistique et la nécessité d’intégration des langues maternelles dans le système éducatif.
Louis-Martin ONGUENE ESSONO et Catherine NGO-BIUMLA s’interrogent sur les raisons de la récurrence de certains signes de ponctuation chez les élèves camerounais en démontrant que ces choix résultent d’une hypercorrection grammaticale du sujet écrivant.
Danielle MINKO MI NGUI propose une réflexion sur les discours, les pratiques et les représentations des pères dans la transmission des langues à Libreville. Il est question, pour l’auteure, de questionner le rôle de la figure paternelle à partir d’une enquête menée auprès de 132 hommes dont la participation apparaît très négligeable dans le processus de transmission de la langue.
Pour sa part, Virginie OMPOUSSA propose une exploitation sociolinguistique de la norme endogène du français gabonais pendant la CAN Total Energie, Cameroun 2021 sur les réseaux sociaux. L’étude met ainsi, en lumière, le dynamisme de la langue qui est en perpétuelle mutation ainsi que la force du réseau social Whatsapp sur le français parlé autrement, tout en appréciant les symbolismes sociaux et l’imaginaire du football chez le locuteur gabonais.
Olivia BINGANGA aborde les enjeux de la palabre au cours des cérémonies de mariage ou de funérailles.
Jeannette Yolande MBONDZI et Simpson Dorothy MBADINGA MBADINGA proposent une analyse de la palabre mortuaire chez les populations punu du Gabon, comme le lieu de déploiement d’un appareillage argumentatif fondé sur des énoncés verbaux.
Les mélanges, seconde section de l’ouvrage, regroupent quatre contributions de disciples et de contributeurs-invités.
Bernard KABORE revient sur le renouveau médiatique, notamment radiophonique, qui a eu pour corollaire, la démonopolisation linguistique de cet espace ; naguère marqué par l’omniprésence du français.
Aimée Danielle LEZOU KOFFI propose une sociohistoire de l’Analyse du Discours en Afrique de l’ouest, à partir d’une archive composée de six interviews de chercheurs ouest-africains, obtenues dans le cadre de l’activité « le chercheur du mois », lancée par le Réseau Africain d’Analyse du Discours, le R2AD.
Edgard Maillard ELLA aborde un problème didactique ; celui de l’adaptation des dictionnaires aux réalités sociolinguistiques des apprenants gabonais.
Marie-France ANDEME ALLOGO et Tatiana Mireille ANGONE MEBALE remettent en cause, la pertinence du choix du critère de la communtation en phonologie dans l’interprétation des phonèmes complexes quant à leur statut mono ou biphonématiques.
[1]Mouhamedoune Abdoulaye Fall, « Décoloniser les sciences sociales en Afrique », Journal des anthropologues [En ligne], 124-125 | 2011, mis en ligne le 01 mai 2013, consulté le 08 janvier 2022. URL : http://journals.openedition.org/jda/5874 ; DOI : https://doi.org/10.4000/jda.5874